Pour Noël, mon éditrice, Sharon Kena Éditions organise un calendrier de l'avent. Pour cela, elle a demandé à ses auteurs qui le souhaitaient d'écrire un texte afin de remplir "les cases".
Voici le texte écrit pour l'occasion. Bonne lecture et joyeuses fêtes à tous.
Je déteste Noël. En fait, non. J’adore détester Noël ou disons plus simplement que Noël me déteste. Chaque année depuis que j’ai quinze ans, cette période est une sorte de cataclysme familiale dans lequel je me meurs. Je ne suis pas dramaturge ni poète, je suis juste sincère. Mes parents ont toujours adoré l’idée d’annoncer les changements en grand comité. Il était donc normal que j’aborde mon envie de quitter définitivement la danse classique — que je pratiquais depuis mes cinq ans —, la veille de Noël. Évidemment, si je l’avais abandonnée pour de la natation synchronisée ou de la gymnastique rythmique j’aurais eu l’approbation du public. Sauf que moi, j’ai préféré le judo. Moi, une fille, aux cheveux d’une blondeur à damner un saint et aux boucles plus belles que si je sortais d’un shooting pour L’Oréal, je n’étais pas prédestinée à faire un sport de lutte, avoir un métier de mec et adorer avoir du cambouis sous les ongles.
Je me souviens encore du Noël de mes quinze ans quand je suis rentrée à la maison, le mardi soir, après avoir accompagné mon frère à la boxe. J’ai annoncé à mes parents que je souhaitais me mettre au judo. Ma mère sortait une plaque de lasagnes du four. Elle est tombée raide morte par terre. La plaque de lasagnes, pas ma mère. Bien que mon père aurait pu avoir une attaque tout en s’étouffant avec son cabernet-sauvignon. « Hors de question, Julie ! » qu’il m’avait dit mon papounet… Me voilà, une dizaine d’années plus tard, championne de France dans ma catégorie. Après cette première confidence, j’ai réitéré, à Noël toujours. Il était temps de passer à l’étape supérieure : annoncer à mes parents que j’abandonnais — encore –– mon école en histoire de l’art pour un BEP mécanique et me spécialisais en bolide de luxe. Autant dire de suite que ça n’a pas été une partie de plaisir. On aurait pu croire qu’avec mon assurance légendaire — obtenu grâce au judo, je précise —, j’aurais été à l’aise à l’idée de leur avouer que leur fille préférait jouer aux voitures plutôt qu’aux Barbie… Mais, non. Ce serait mal me connaître. Ah ! La vie est faite de contradictions, vous ne trouvez pas ?
— Oui, Julie ? s’était impatienté ma mère.
— Maman, papa… hm. Je… J’ai…
— Oh mon dieu ! Elle est enceinte ! s’était écrié mon paternel face à mon hésitation.
— Henry ! Notre fille n’a que dix-huit ans ! Je crois l’avoir assez bien éduquée sur les risques des rapports sans préservatif.
— C’est vrai, mais elle a dix-huit ans, justement, elle est belle comme un cœur avec une poitrine d’adulte, alors ne me dis pas que tu es encore assez naïve pour croire qu’elle n’a pas couch…
OK, parlons peu, parlons bien. Je ne lui ai jamais laissé le temps de terminer cette phrase. JAMAIS. Par contre, j’aurais peut-être dû… enfin, selon leur point de vue.
— Je veux être mécanicienne et me spécialiser dans les voitures de sport de luxe. J’ai réussi à passer un entretien grâce à un copain qui a un cousin. Et son père, au cousin, travaille pour Ferrari. Je pars la semaine prochaine.
— J’aurais préféré que tu sois enceinte. Ça m’aurait prouvé que tu étais une vraie fille.
Si, si, je vous jure. Il a osé me balancer une chose pareille. Depuis ce jour, je fais ce qu’il me plaît. Sauf que là, nous sommes le vingt-quatre décembre, que c’est la veille de Noël et que je suis forcée de les retrouver pour ce jour si extraordinaire. Oh, je vous rassure, je vis en ville, en plein centre et eux sont sur la plaine dans les beaux quartiers. Nous sommes à vingt minutes les uns des autres. Mon frère habite avec moi. Enfin, oui et non. Disons qu’il n’a pas de logements fixe — oui, imaginez la tête de mes parents quand il leur a dit qu’il était SDF à cause de son boulot de danseur… Il voyage énormément car il fait beaucoup de tournée avec les chanteurs et comédie musicale, donc je le loge quand il est par là. C’est d’ailleurs de sa faute si je vous raconte notre vie aujourd’hui.
Mathieu, mon frère, m’a demandé un service il y a quelques mois en arrière. Je devais héberger un technicien qu’il avait rencontré lors d’une de ses tournées. Ils se sont liés d’amitié à tel point qu’il est devenu son meilleur ami. Et qui de mieux que sa sœur adorée pour aider son super pote, Joshua, à retrouver une stabilité de vie pour changer de carrière ? Oh, je vous vois venir… Une belle jeune femme comme moi, célibataire, au caractère bien trempé — dans l’huile de moteur — et un merveilleux jeune homme comme lui… On ne pouvait pas rester bien longtemps sans faire ami-ami dans l’obscurité de la nuit ! Eh bien, non ! Niet, rien, que dal, nada… Mon frère, avait pris les devants et avait menacé ledit Joshua que s’il touchait un seul de mes cheveux — ou poils… —, il serait castré. Avouez qu’il y a de quoi vous refroidir…
Sauf que moi, personne n’avait averti mon petit cœur esseulé que Josh était un dieu sur pattes avec une âme si pure que j’en suis tombée en pâmoison ! Et excusez-moi du peu, mais je suis, depuis près de six mois, neuf jours et je vous épargnerai les heures, inconditionnellement amoureuse de lui. Il est l’homme le plus maniaque que je connaisse, mais à côté de ça, il me respecte, moi et mes choix un peu spéciaux. Il ne m’a jamais jugée. Et surtout, il ne se sent pas en infériorité face à moi. Bien évidemment, il me prend comme un pote, ça, c’est un détail dont je pourrais bien me passer — merci, grand-frère —, mais il est doux, prévenant, et on rigole beaucoup ensemble. Et si on rajoute à ça qu’il n’a pas de famille, moi, je craque. Non, vraiment, je craque. Je pleure dans mon coin, dehors, dans le jardin de mes parents à l’abri de tous les regards. Toute la famille est réunie pour Noël et, bien sûr, nous ne pouvions pas laisser Josh tout seul le soir du réveillon. Impensable. Donc il a été invité, parce que même s’il ne le sait pas, il fait partie des miens.
— Eh ! Teddy Rinner, pourquoi tu chiales ?
— La ferme, Matt. Et je ne pleure pas, j’admire le paysage.
— Il neige.
— J’avais remarqué, petit génie.
— Allez, sœurette, qu’est-ce qui se passe ?
— Laisse-moi deux minutes de solitude, tu veux ?
— Non, pas ce soir. Tu as toute l’année pour te sentir seule. Viens boire le lait de poule de tante Clara.
— Je pleure peut-être, mais je ne suis pas si désespérée… je me moque.
— Alors goûte au moins le vin chaud de papa. Il déchire cette année.
— Toutes les années, tu le dis.
Il m’entoure de son étreinte rassurante et pose son menton sur ma tête. J’ai toujours été beaucoup plus petite que lui. Tout comme Josh… Je me sens en sécurité dans ses bras. Je sais que mon frère me protégera de tout. Enfin, tout sauf de mon imbécile de cœur.
— Eh… Je n’aime pas t’entendre comme ça. Tu es casse-pied avec ta répartie, mais tu n’es pas triste d’habitude.
— Je suis désolée, je suis fatiguée, c’est tout.
— Hum…
Nous restons comme ça un moment, sans parler, à regarder les étoiles au travers des flocons dansants. Vous me direz, pourquoi ne pas simplement avoir crié à Josh que Matt aille se faire voir ailleurs ? Vous pensez bien que c’est la première chose que j’ai faite quand j’ai compris qu’il représentait plus qu’un colocataire à mes yeux. Mais, en plus de sa gentillesse, sa douceur, sa patience, son empat… bref, en plus de toutes ses qualités, Joshua est loyal. Loyal à mon crétin de frère. C’était perdu d’avance et, pourtant, croyez-moi, j’ai tout essayé. La porte de la salle de bain ouverte lorsque je prenais une douche ; la serviette qui tombe malencontreusement devant lui alors que je cherchai mes lunettes sur la table du salon ; ma petite nuisette rouge et noir qui laisse entrevoir toute ma nudité lors de nos soirées films hollywoodiens ; les décolletés plongeants pendant mes congés… Tout y est passé. J’ai tenté de le soudoyer par mes formes, mais il ne m’a montré aucune faiblesse. J’ai fini par conclure qu’il était homosexuel. Oui, j’ai autant de confiance en moi et en mon corps. Sauf que ma théorie est tombée à l’eau le jour où j’ai rencontré sa petite-amie. Oh, Natasha n’avait rien d’extraordinaire. C’était une jolie fille lambda, brune au charmant sourire, très cultivée… Bien sous tous rapports. Je l’ai détestée. Excepté le jour où il m’a avoué l’avoir largué. Alors, ce soir-là, j’ai fait péter le champagne. Enfin pas vraiment, je n’avais que du jus de pomme, mais tout de même. J’étais de nouveau en forme et mon cœur se sentait moins oppressé. D’ailleurs après elle, il n’a plus amené personne. Je n’ai jamais trop osé le questionner sur cette partie de sa vie.
— Si je ne te connaissais pas, je dirais que tu es dans la lune… m’interrompt mon frère.
— Pas si loin.
— C’est le travail qui te prend la tête ?
— Si seulement, je souffle.
— Tes petits judokas ?
— Non, loin de là, ils sont une bouffée d’oxygène. Tu sais que j’ai enrôlé Josh ?
— Oh, le pauvre. Faire du judo, à la limite. Mais faire du judo avec toi, c’est un suicidaire. Surtout quand on sait qu’il déteste les sports de combat.
— En tout cas, il est très doué, je souris en pensant à nos moments sur le tatami.
— Attends ! s’écrie Matt en me faisant face.
Il me prend par les épaules, son regard noir s’accroche à mes yeux intrigués.
— Ne me dis pas que ce sont des cours particuliers ?
— Bah si. Sinon, ses horaires ne lui permettent pas d’en faire. Donc, après mon cours avec les mini-poussins, je lui apprends les bases.
J’essaye de cacher mon immense sourire en me souvenant de notre dernière heure de lundi. Il avait enfin réussi à me mettre à terre. Lui, sur moi. Moi, sous lui, soumise. Ah, le rêve…
— Heureusement que je lui ai dit que tu étais gay, sinon cette histoire me filerait des ulcères, il pouffe.
— Tu lui as dit quoi ?
— Tu ne crois quand même pas que je vais, de mon plein gré, envoyer un mec loger chez ma petite sœur, qui est une véritable bombe, non ? Il a bien fallu que j’assure tes arrières…
— Non, ne me dis pas que tu as fait ça, Matt !
— Que je le dise ou non, ça ne change rien au fait que Josh croit que vous êtes en concurrence auprès des nanas.
— Mathieu, tu n’es qu’un pauvre crétin !
— Ce n’est pas nouveau…
— Non, c’est clair. Et tu sais ce qui n’est pas nouveau ? C’est qu’une fois de plus tu ne m’as pas fait assez confiance pour m’occuper de moi-même ! Tu me juges faible ou à l’inverse, tu utilises ma force et mon côté garçon manqué pour m’enfoncer.
— Tu racontes n’importe quoi !
— Ah oui ? Tu es sûr de toi ? Pourtant, qui d’autre qu’une lesbienne peut faire un sport de mec et être mécano ? C’est bien connu !
— Non, je… ce n’est pas ça. Tu n’es pas… Je n’ai jamais pensé…
— C’est ça, Matt, finalement, tu ne vaux pas mieux que les parents avec tes préjugés à la con.
Il recule, hébété par mes mots et ma colère. Je me suis sentie idiote, rejetée et incapable presque toute ma vie. Le seul soutien que j’avais eu été Mathieu, mais je me rends compte qu’il ne pensait pas mieux de moi que mes parents. Je me suis ridiculisée auprès du seul homme qui m’a apporté un intérêt, tout ça parce qu’au fond, j’ai besoin de reconnaissance.
— Tu devrais rentrer, Mathieu. Tu vas manquer la fête.
Il souffle, lassé par mon comportement.
— Toi aussi, Julie. S’il te plaît, rentre. Tu vas attraper froid.
— À défaut d’attraper un mec, je lance, ironique.
— Ah, vous êtes là ! Je vous cherchais…
Matt s’est raidi, je suppose donc que ce timbre voilé n’est autre que le sujet de notre discorde. Je ne me retourne même pas. Ce n’est pas utile de lui montrer à quel point je suis faible, finalement. Je refuse de me ridiculiser au point de lui laisser apercevoir mes larmes. Je m’essuie les joues et fais un signe de tête à mon frère pour qu’il rentre.
— Tout va bien ? demande Josh.
— Parfait ! Matt allait rentrer.
— Ouais, ta mère te cherche partout. L’heure des cadeaux a sonné, il rétorque, amusé.
— Déjà ?
Ma voix part dans les aigus alors que mon crétin de frère reste aphone.
— Oui, apparemment votre grand-mère Martha a un peu abusé du vin chaud, donc ils veulent qu’elle ouvre ses présents avant qu’elle s’endorme.
Mon frère rigole et j’entends dans le son de la voix de Josh qu’il sourit. Il y a de quoi. Grand-mère Martha a toujours adoré Noël… et son vin chaud.
— Allez-y, je vous rejoins.
Matt hoche la tête et passe devant moi. Je refuse catégoriquement de les regarder pour les voir rire. Ça me fait trop mal. Je me sens si idiote d’être aussi faible que c’en est pathétique. La porte-fenêtre de la cuisine claque et je sais qu’ils sont rentrés. Je respire profondément et tente de m’essuyer les yeux pour enlever toutes traces de maquillages qui auraient coulé. Je me retourne pour les retrouver, mais me glace.
— Josh ? Pourquoi tu n’es pas à l’intérieur ?
— Je suis revenu t’apporter ta veste.
Il fait nuit noire, mais les multitudes de guirlandes de toutes les couleurs illuminent son merveilleux visage. Je ne l’ai jamais vu aussi préoccupé.
— C’est gentil, mais si tu utilises cette excuse pour fuir les festivités, sache que ce jardin est ma cachette.
Je tente de blaguer, mais je ne lui tire qu’un mince rictus. Il ne s’avance pas vers moi, et je commence sérieusement à avoir froid sous cette neige. Alors, je le rejoins, incertaine, fébrile. Il me tend mon manteau, mais me le présente de sorte à m’aider. Je sens son souffle dans mon cou et j’ai l’impression de respirer comme le chiwawa de grand-mère après qu’il ait traversé le salon en courant. Il pose ses mains sur mes hanches et là, je suis bonne pour le vétérinaire, enfin, la bonbonne d’oxygène. Ce n’est pas la première fois qu’il fait ce geste, pourtant, quelque chose est différent. D’habitude, il ne reste pas dans cette position, il passe à autre chose. Mais la tension entre nous est si lourde que je ne sais même plus comment penser.
— Ton frère m’a donné son cadeau.
— Ah bon ? Que t’a-t-il offert ?
— Je ne te le dirai pas avant de t’avoir donné le mien…
Cette fois, je tremble. Il doit le sentir alors il resserre sa prise et m’enlace complètement. Comme mon frère plus tôt. Je n’ose plus bouger le moindre cil et je savoure chaque seconde ces instants magiques. Et, soudain, il se redresse et j’ai très froid à l’intérieur de mon corps. Je savais que ce moment ne serait que passager, je suis juste triste qu’il soit si fugace. Je me retourne et affiche un sourire qui n’atteint pas mes yeux. Il y a dans son regard toute une palette d’émotions que je suis incapable de traduire et, pourtant, je suis toute chamboulée. Je crois le comprendre et paradoxalement j’ai peur de ce que ça signifie. Car cela me donnerait un mince espoir. Lentement, il lève la tête et il rit. C’est le son le plus adorable que j’ai jamais entendu, même si je ne capte pas pourquoi il est si joyeux. Alors, je lève la tête à mon tour et là… Il m’offre le plus doux, le plus tendre des baisers. Mais il reste chaste. Trop chaste. Quand il se décale, il m’indique le gui. Il m’a embrassée à cause d’une foutue branche de gui. Je m’apprête à râler, mais il revient à la charge avec plus d’entrain, plus de sensualité, plus d’envie. Il me montre et me donne tout. Jusque-là, je croyais que je l’aimais à sens unique. Ce baiser, cette fusion de nos bouches, nos langues, me prouvent à quel point j’avais tort.
À cet instant, je comprends ce que mon frère lui a donné : sa bénédiction pour sortir avec sa petite sœur. Quant à Josh, lui, il m’offre son cœur.
— Joyeux Noël, ma Julie.
— Joyeux Noël, Josh.